Le 16 juin 2006 à Genève, plus de cent pays d’Afrique, d’Europe et du Moyen-Orient ont décidé, dans le cadre de la Conférence Régionale des Radiocommunications de l’Union Internationale des Télécommunications, de se donner dix ans pour passer à la radiodiffusion numérique de Terre. C’est ainsi que la date du 17 juin 2015 à 1H GMT a été retenue pour la fin de la télévision analogique et son remplacement par la télévision numérique terrestre (TNT).

C’est une étape décisive dans l’univers de la télévision en ce sens qu’elle change radicalement la donne : il s’agit en effet de passer d’une situation de relative rareté des programmes et des chaînes, ouvrant la possibilité d’offrir au plus grand nombre une grande variété et une grande richesse de contenus télévisuels. Pour faire simple, chaque canal actuel de télévision devrait permettre, au bas mot, la diffusion de six programmes numériques, permettant ainsi de récupérer de libérer des fréquences pour un autre usage.

En plus, par rapport à celle analogique, la télévision numérique terrestre permet d’obtenir une meilleure qualité d’image et de réduire les coûts d’exploitation pour la diffusion et la transmission, mais elle nécessite des coûts de mise en place élevés. Pour des raisons techniques de passage de l’analogique au numérique, l’instauration la télévision numérique terrestre exige l’installation d’une nouvelle infrastructure partagée par l’ensemble des chaînes de télévision – le dispositif de multiplexage – et ouvre même la possibilité de revisiter les modalités de diffusion des signaux audiovisuels : diffuseur unique ou multiple ?

Il ne fait aucun doute que la transition vers la TNT induit des changements profonds dans l’univers la télévision, ouvre des perspectives intéressantes et offre d’innombrables opportunités qu’un pays qui vise l’émergence aurait grand tort de ne pas exploiter.

Toutefois, cette mutation profonde que s’apprête à connaître le secteur de l’audiovisuel soulève beaucoup de questions et présente des enjeux importants.

Du point de vue stratégique, c’est l’occasion de questionner la politique de l’état en matière de télévision ainsi que le rôle de la télévision dans la société. La télévision pouvant avoir des effets aussi bien positifs que négatifs dans la vie des citoyens – hommes, femmes, enfants et adultes – il est indispensable de saisir l’opportunité de cette évolution majeure pour se poser quelques questions essentielles : au-delà de l’information et du divertissement, voulons-nous faire de la télévision un moyen de communication interactive entre l’administration et les administrés, d’approfondissement véritable de la démocratie ? Voulons-nous en faire un puissant vecteur d’éducation et de formation ?

Voulons-nous en faire un outil de préservation de nos cultures locales et régionales en l’utilisant pour promouvoir les contenus locaux et la diversité culturelle ?

Ces questions préalables semblent avoir été prises en charge par le Comité national pour le passage de l’audiovisuel analogique au numérique (CNN) ; cette structure ad hoc créé par arrêté du Premier Ministre en août 2010 et rattaché au Ministère de la Communication, des Télécommunications et de l’Economie a produit un document de 129 pages intitulé « stratégie nationale de passage de l’audiovisuel analogique au numérique ». Ce document, un peu trop touffu, pose les principaux enjeux de la transition et a le mérite de proposer un objectif global, trois axes stratégiques, quatre piliers et une multitude d’actions qui devraient permettre au Sénégal de tirer le meilleur parti du prochain avènement de la TNT. Il semble couvrir l’ensemble des problématiques de la transition numérique telles que la qualité et la diversité des contenus, le partage de l’infrastructure technique, la satisfaction des besoins du consommateur à des coûts accessibles, la viabilité économique des opérateurs du secteur de l’audiovisuel, l’adaptation du cadre juridique et institutionnel à la nouvelle donne, l’affectation des fréquences libérées – dividende numérique – à une autre utilisation, notamment au service Internet très haut débit, l’information du public, notamment sur les changements d’équipement et l’ensemble du processus de passage au numérique, la formation des acteurs du secteur, etc.

En somme, tel que formulé en février par le CNN, l’objectif global de la stratégie nationale de passage au numérique couvre un spectre assez large et est de ce fait susceptible de répondre aux questionnements sur le rôle de la télévision dans la société : il s’agit en effet « d’assurer aux populations sénégalaises, avant juin 2015, un accès universel aux services de communication audiovisuelle, par une couverture nationale en services de diffusion numérique de contenus audiovisuels socialement utiles, culturellement diversifiés ». Il est à espérer que toutes les parties prenantes – acteurs politiques, économiques, sociaux, culturels, etc. – ont été suffisamment impliquées dans l’élaboration de ce document de stratégie et se le sont approprié.

Alors, quid maintenant de la mise en œuvre opérationnelle de cette stratégie ?

La création du Comité National de pilotage de la Transition de l’Analogique vers le Numérique (CONTAN) et son installation officielle et solennelle par la Président de la République le 30 décembre 2013 marque une étape décisive de la marche vers la TNT. Le CONTAN est en effet chargé de mettre en œuvre des actions nécessaires au passage de notre pays de la télévision analogique à la télévision numérique avant le 17 juin 2015.

Placé sous l’autorité du Président de la République, le CONTAN jouit de larges prérogatives pour mener à bien sa mission ; elles couvrent : la présélection des partenaires techniques et financiers chargés de construire pour le compte de l’état les infrastructures de multiplexage et de transport des signaux audiovisuels ; les conditions relatives à la création, l’exploitation et la diffusion de contenus audiovisuels ; les aspects juridiques et réglementaires portant sur les cahiers des charges des éditeurs de programmes audiovisuels et sur les nouvelles convention de concession pour les diffuseurs de programmes audiovisuels ; les modalités et conditions d’assignation des nouvelles fréquences de diffusion ; la gestion du projet de passage au numérique.

Mais les premiers actes posés par le CONTAN ont installé la controverse et ont semblé avoir relégué au second plan l’objectif prioritaire et essentiel de remplacement la télévision analogique à la télévision numérique avant le 17 juin 2015. Qui trop embrasse mal étreint ! Cette maxime s’applique parfaitement à la démarche entreprise par le CONTAN en lançant le 20 janvier 2014 un appel d’offres portant sur trois lots : un réseau multiplex pour la Télévision Numérique Terrestre (TNT) ; un réseau national en fibre optique (3000 Km) ; un réseau 4G/LTE.

De ces trois lots, seul celui correspondant au réseau multiplex semble être indispensable au projet de transition numérique.

Pour le réseau national en fibre optique, des solutions alternatives et transitoires peuvent être trouvées, le Sénégal étant l’un des pays africains où la transmission par fibre optique est la plus ancienne (début des années 1990) et la plus présente (plus de 6000 Km déjà installés). En plus, il semble risqué, voire illusoire, de vouloir bâtir 3000 Km de fibre optique dans des délais compatibles avec l’échéance du projet de transition numérique.

Concernant le 4G/LTE, la démarche est encore plus incompréhensible : à ma connaissance, dans aucun pays au monde, un tel mélange des genres n’a été réalisé avec succès. Dans tous les cas que j’ai étudiés, aussi bien dans les pays d’Europe (Pays-Bas, Suède, Belgique, Allemagne, France, etc.) que d’Afrique (Maroc, Tunisie, Kenya, Afrique du Sud, etc.), les deux processus – passage à la télévision numérique et mise en place d’infrastructures 4G/LTE – ont fait l’objet de deux processus menées de façon indépendante. Le pragmatisme et les principes élémentaires de la bonne gestion de projet d’éviter de vouloir « courir plusieurs lièvres à la fois », lorsqu’il s’agit d’un projet à échéance fixe et délais courts.

Il n’échappe en effet à personne que le Sénégal est loin d’être en avance sur son projet de transition vers la TNT ; alors, s’il veut réussir sa mission, le CONTAN a tout intérêt à se focaliser sur son objectif prioritaire. Sinon, il est évident que le Sénégal ne sera pas au rendez-vous du 17 juin 2015, sera alors obligé de demander des délais supplémentaires et faillira à ses engagements internationaux.

Concernant la 4G/LTE, la démarche du CONTAN est rejetée par l’essentiel des acteurs significatifs, parce qu’elle déroge à l’esprit constructif de dialogue et de concertation qui a toujours prévalu dans le secteur des TIC entre l’Etat et les différentes parties prenantes aux moments des grandes décisions structurantes. En plus, elle rend illisible la stratégie de l’Etat en matière d’Internet haut et très haut débits, pierre angulaire de l’économie numérique et entrer en contradiction avec les initiatives déjà prises par l’ARTP.

En plus, les propositions du CONTAN semblent vouloir ramener le Sénégal à une situation de monopole d’état sur les infrastructures – 4G/LTE – qu’aucun argument pertinent ne semble justifier.

Comment peut-on imaginer que l’état puisse s’endetter à hauteur de près de 50 milliards de francs CFA pour financer des investissements que des opérateurs privés seraient prêts à faire, alors que les défis restent énormes dans l’éducation, la santé, l’agriculture, le transport, l’électricité ? Qui plus est, l’état a une arme redoutable qui s’appelle cahier des charges pour indiquer la direction et fixer des objectifs quantitatifs et qualitatifs aux opérateurs privés.

En clair, la mise en œuvre de la transition vers la TNT semble être mal partie par manque de focalisation sur l’essentiel ; mais, il est encore temps de redresser la barre afin de permettre au Sénégal de tirer les meilleurs bénéfices du passage à la TNT, avec l’émergence de nouveaux services audiovisuels et une télévision réellement au service du développement du pays et de l’épanouissement des populations.

« Le génie, c’est de savoir saisir les opportunités ». Le passage de la télévision analogique à la télévision numérique en est une formidable que le Sénégal n’a pas le droit de louper et les autorités ont le devoir de mener ce processus de façon pragmatique en ayant en ligne de mire l’objectif prioritaire et en privilégiant la concertation constructive avec toutes les parties prenantes.

Samba Sène, Acteur du secteur des TIC
samba.baccsene@gmail.com
http://www.n3minnov.blogspot.fr/
@BaccSene

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