Manque d’infrastructures, faiblesse de la concurrence et services inadaptés… Le continent rate la révolution qui pourrait booster sa croissance. Pour l’instant.

“Tout est dans l’ordinateur”, écrivait Michel Serres en 2012. Le problème n’est plus la diffusion du savoir, mais ce que l’on en fait pour réinventer le monde, estimait le philosophe français. Google en a livré l’exemple ces derniers jours en commercialisant les premières lunettes connectées. Grâce à une lentille placée devant l’oeil droit, un micro et une caméra, des chirurgiens ont pu faire vivre une intervention en direct à l’un de leurs confrères à l’autre bout du monde.

Les champs d’application de cette innovation semblent infinis. À condition d’avoir accès à l’internet à très haut débit, ce qui tient encore du voeu pieux en Afrique, excepté pour quelques rares privilégiés. “Le continent a déjà raté la révolution industrielle, va-t-il manquer celle du numérique ?” se désespère l’entrepreneur sénégalais Karim Sy.

Avec 200 millions d’internautes environ, soit un taux de pénétration de 18 % seulement, les pays africains restent effectivement à la traîne, loin derrière l’Europe, les États-Unis et même l’Asie. Dans 90 % des cas, la population accède au web à partir de smartphones. Même si les opérateurs ont déployé des réseaux de téléphonie mobile 3G donnant accès au Net dans plus d’une trentaine de pays, la vitesse de téléchargement demeure limitée. “En dehors des grandes villes, utiliser l’internet est souvent impossible”, constate Karim Sy.

Pourtant, les Africains achètent leur bande passante en moyenne six fois plus cher qu’en Asie du Sud-Est, selon Francisco H. G. Ferreira, économiste en chef de la Banque mondiale en Afrique. À Dakar, Jokkolabs, la structure créée par Karim Sy pour héberger et accompagner des start-up, doit par exemple coupler trois connexions ADSL pour obtenir un débit de 10 Mbit par seconde [Mbit/s]. Un bricolage payé au prix fort : environ 300 000 F CFA (450 euros) par mois, quand les formules triple play, comprenant également la télévision et le téléphone, sont facturées moins de 40 euros en France. “À Bamako, la situation est pire encore : pour le même tarif, la vitesse maximale est de 2 Mbit/s”, explique l’entrepreneur.

Bien sûr, année après année, l’internet gagne du terrain à une vitesse vertigineuse sur le continent. Chez certains opérateurs de téléphonie mobile, la consommation de données augmente de 40 % par an. Mais force est de constater l’échec de la démocratisation du web. Infrastructures défaillantes, manque de concurrence et services inadaptés, les raisons du retard africain sont multiples et complexes. Jeune Afrique vous donne les clés pour y voir clair, avec en prime quelques bonnes raisons de penser que la situation peut changer.

Infrastructures défaillantes

Si le prix d’accès à l’internet est aussi élevé en Afrique, c’est d’abord parce que la plupart des serveurs sont installés hors du continent, principalement aux États-Unis. Pour y accéder, les opérateurs doivent utiliser des câbles sous-marins et passer par l’Europe, notamment.

cout-bande-passante-internationale-2012“Ces infrastructures ont demandé des centaines de millions de dollars d’investissement [700 millions de dollars, soit 506,8 millions d’euros environ pour ACE, qui dessert 18 pays] et doivent être rentabilisées”, affirme David Eurin, directeur de la stratégie commerciale de l’opérateur d’infrastructures Liquid Telecom. Une situation que ne connaissent pas les opérateurs américains et européens.

L’autre point noir concerne la gestion locale de la bande passante. En RD Congo – l’un des exemples les plus patents -, le service proposé par La Poste, qui détient l’exclusivité de l’exploitation de la fibre optique, est si mauvais que tout Kinshasa utilise des liaisons par satellite, plus chères. Au Cameroun, la revente de l’accès à l’internet est une véritable béquille financière pour l’opérateur public Camtel, assure un acteur du secteur.

Résultat, le prix de gros de la bande passante atteint 500 dollars par mois pour un débit de 1 Mbit/s (ce qui permet de servir 12 abonnés au haut débit), contre 100 dollars en Côte d’Ivoire. Une situation qui pénalise également le Tchad voisin – qui ne dispose pas d’accès direct à un câble sous-marin -, auquel Camtel propose le tarif prohibitif de 800 dollars. Les usagers du Bénin, d’Angola ou d’Algérie subissent des monopoles similaires.

La donne pourrait changer avec le développement d’opérateurs d’infrastructures panafricains comme Liquid Telecom.

“Certes, il faut construire davantage de réseaux terrestres. Mais il est aussi important d’utiliser les capacités offertes par les opérateurs alternatifs comme les compagnies d’électricité ou d’eau, qui disposent de la fibre optique le long de leurs ouvrages”, insiste Moctar Yedaly, responsable de la division infrastructure et électricité de l’Union africaine. Selon lui, seulement 27 % de la capacité de l’ensemble des réseaux existants est utilisée.

Monopoly & Cie

“Pour aborder la question des infrastructures, les États doivent surtout prendre conscience que l’internet est un bien public. Le secteur des nouvelles technologies a besoin d’une meilleure régulation”, insiste Claude de Jacquelot, coauteur du Programme de développement des infrastructures en Afrique (Pida) de la Banque africaine de développement (BAD).

Au Maroc, l’opérateur historique a refusé à Inwi l’accès à ses installations fin 2013 – alors que la loi l’y oblige -, empêchant son concurrent de déployer une offre à partir du réseau filaire.[1]  Orange a rencontré le même problème avec Tunisie Télécom. Au Sénégal, sa filiale Sonatel use en revanche de son influence pour empêcher qu’une évolution réglementaire la contraigne à partager.

S’ils se livrent un combat féroce, les opérateurs de télécoms – qui sont les principaux fournisseurs d’accès à l’internet (FAI) en Afrique – jouent aussi des coudes pour freiner l’émergence d’acteurs spécialisés proposant du haut et du très haut débit aux classes moyennes et aux entreprises.

Preuve de leur lobbying, il n’existe qu’un seul FAI panafricain, Smile, fondé par Irene Charnley, une ex-dirigeante du sud-africain MTN (présent au Nigeria, en Ouganda, en Tanzanie et en RD Congo).

Il est imité par le suisse YooMee qui, pour l’instant, n’est actif que dans deux pays : le Cameroun et la Côte d’Ivoire. À Abidjan, il a lancé un réseau LTE (Long Term Evolution, 4G) avec un débit de 5 Mbit/s au prix de 15 000 F CFA (22 euros) pour un volume de 8 Go.

Baisse des tarifs

Cette concurrence a d’ailleurs incité Orange à solliciter immédiatement une autorisation afin d’expérimenter un réseau similaire. “Pour les opérateurs de téléphonie mobile, l’enjeu est décisif. Face à la baisse des revenus tirés des “voix” [communications audio], les échanges de données constituent un relais de croissance à terme”, explique Sami Matri, consultant pour Sofrecom, filiale du groupe Orange.

De fait, Adiel Akplogan, directeur général d’Afrinic, qui gère le registre des adresses IP sur le continent, suggère : “Afin d’éviter que certains opérateurs de télécoms – publics ou privés – n’occupent des positions dominantes, on peut tout à fait imaginer une séparation réglementaire des activités de vente au détail et de vente en gros.”

Par ailleurs, la disponibilité de nouvelles fréquences très adaptées aux services 4G, après le passage des télévisions africaines au format numérique (TNT) à partir de 2015, pourrait entraîner plus de compétition. “Il est grand temps de penser au consommateur”, rappelle Moctar Yedaly.

Low-cost revolution

En attendant de vraies innovations en matière commerciale, c’est au rayon des terminaux que s’est produite la vraie rupture. En 2010, le lancement par le chinois Huawei du smartphone Ideos à moins de 100 dollars faisait déjà figure d’avancée majeure.

Aujourd’hui, les téléphones les moins chers sont vendus 60 dollars environ. Depuis juin 2013, Orange commercialise un smartphone 3G Alcatel à partir de 29 500 F CFA dans une offre incluant des heures de communication et un accès à l’internet.

“Nous en avons déjà vendu 300 000 en Afrique. Ces smartphones ont un effet très important sur la consommation mensuelle de nos clients. Certains d’entre eux l’ont multipliée par 10. Elle peut passer de 30 à 300 Mo”, explique Bernard Mazetier, directeur internet d’Orange pour l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie.

En février, MTN avait frappé encore plus fort en proposant son Steppa à 499 rands (34,3 euros). Certes, les composants employés ne sont pas les plus performants, mais ils correspondent aux besoins du plus grand nombre.

Dans le domaine du terminal low cost 3G, la palme devrait revenir prochainement à la fondation Mozilla, qui annonce avoir produit un appareil à 25 dollars grâce à un partenariat avec le fabricant de composants électroniques chinois Spreadtrum. Elle n’a toutefois pas donné de date de mise sur le marché.

Taxes à l’importation

Reste que, dans beaucoup de pays, les autorités nagent encore à contre-courant en maintenant des taxes élevées à l’importation sur ces équipements. Lesquelles grimpent à 39 % en Côte d’Ivoire et à 30 % environ au Mali ou au Sénégal.

“À l’inverse, dans le cadre de sa stratégie nationale de développement du très haut débit, le Nigeria souhaite annuler ces prélèvements pour faire tomber le prix sous les 30 dollars”, indique Thecla Mbongue, analyste pour le cabinet Informa Telecoms. Un effort bienvenu, mais qui pourrait se révéler insuffisant pour faire passer l’Afrique à l’ère du numérique si une plus grande attention n’est pas portée à la production de contenus locaux.

Une Toile à remplir

Faute de contenus locaux, les opérateurs misent sur des valeurs sûres à l’international pour lancer l’internet sur le continent. En tête, Facebook, avec une application mobile permettant d’actualiser son profil via une connexion à bas débit dès 2010. Idéal pour faire entrer le web dans la vie des jeunes sur un continent où deux tiers de la population ont moins de 25 ans. Ils ont privilégié un modèle descendant, consistant à décliner en Afrique des solutions créées ailleurs. Ce n’est que depuis peu qu’ils investissent dans la production locale. “Le succès passe forcément par la proximité”, estime Dov Bar-Géra, PDG de YooMee Africa.

afrique-taux-connectivite-2012Au Cameroun, le fournisseur d’accès a mis les mains dans le cambouis et créé un annuaire en ligne à destination des PME. Lancé en décembre dernier, il recensait 10 000 entreprises début avril. Le site permet notamment de situer la société sur une carte grâce à ses coordonnées GPS. Un vrai plus dans un pays où de nombreuses rues ne portent tout simplement pas de nom. “Sans de meilleurs débits, le développement de contenus sera toujours limité”, prévient Karim Sy.

Selon ce vétéran du Net, le contenu doit être dual et allier mondes virtuels et réels pour rencontrer le succès. Un pari que relève Africa Internet Holding dans le domaine du commerce électronique en Égypte, au Maroc, au Nigeria, au Kenya et en Côte d’Ivoire. Fin 2013, cette filiale du groupe Rocket Internet annonçait une croissance à deux chiffres et déjà plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires.

Par : Julien Clémençot
Source : Jeune Afrique

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[1] Maroc Télécom répond
Le groupe précise que, contrairement à ce qui a été indiqué dans l’article “Pourquoi l’Afrique n’a pas la fibre numérique”, paru dans J.A. no 2781-2782 (du 27 avril au 10 mai 2014), il met à la disposition des autres opérateurs un accès à sa boucle locale cuivre.

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